Le jour de repos des bûcherons

La petite scierie des Mishima se trouvait en périphérie du village de Totsuka, profondément enfoncée dans la forêt, de telle sorte que le bruit ne provoquait pas de nuisances sonores aux habitants. Elle profitait d'une rivière assez petite, bien qu'agitée, qui permettait de faire tourner les différentes machines. Malgré la distance qui séparait le village et la scierie, les bûcherons rentraient chez eux la plupart des soirs, et en particulier celui qui précédait la journée de repos hebdomadaire qui leur était accordée. Pour ceux qui restaient tout de même, ils pouvaient se reposer dans une petite cabane qui longeait le cours d'eau.

Kazuya aimait bien y trouver un peu de repos lorsque les ouvriers étaient partis. Elle n'était pas bien grande mais permettait tout de même d'y vivre convenablement. On y trouvait de nombreux lits superposés accolés au mur, et en son centre, un poêle de petite taille qui suffisait pour réchauffer la pièce en hiver. Généralement, il profitait de ces petits moments de solitude pour cueillir ou pour pêcher en contrebas, mais il n'oubliait pas non plus d'accorder un certain temps à son entraînement. 

Il profitait des bûches impropres à la vente ou à la menuiserie pour s'exercer à l'art de la casse, l'art consistant à briser d'un unique coup sec n'importe quel objet. La majorité des Mishima s'en était totalement délaissé, mais avait tout de même une petite pensée pour Kazuya, n'oubliant pas de mettre de côté certaines de ces bûches. Le jeune héritier prenait un plaisir fou à pratiquer ses techniques ainsi, n'ayant aucunement besoin de se contrôler et pouvant déchaîner toute sa force. 

C'est ainsi que Kazuya quitta Totsuka avant la fin de l'après-midi pour rejoindre la scierie. Son heure d'arrivée correspondrait à peu de choses près à l'heure de départ des travailleurs. Tout le long du chemin, comme à son habitude, il scrutait le sol à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent, tout en pensant au divin plaisir dont il allait jouir d'ici quelques instants.

Il fut tiré de ses songes par un cri lointain, qui lui évoquait vaguement une voix qu'il connaissait bien. Il venait d'atteindre la lisière de la forêt, voyant s'ouvrir devant lui la jolie petite clairière où se trouvait la scierie familiale. Un homme lui faisait signe de la main. C'était un colosse, un véritable géant que l'on aurait cru taillé dans la pierre tant ses muscles paraissaient invraisemblables. C'était son oncle Atsuhito, une véritable force de la nature dont le caractère ne collait pas vraiment avec son physique. Au village, un certain nombre d'enfants avaient peur de lui à cause de sa dégaine, mais il s'agissait en réalité d'un homme au coeur d'or. Il aimait se comparer aux pins : gigantesques mais tendres.

Quoi qu'il en soit, lorsqu'il vit son neveu arrivé, il s'empressa de le prendre par l'épaule et de lui montrer la petite pile de bûches qu'ils avaient mis de côté rien que pour lui. Après cela, il mangea un en-cas avec Kazuya puis il prit la route avec ses compagnons pour rentrer au village.

Une fois seul, Kazuya cala un petit filet, au bord de la rivière entre de gros rochers, puis il remonta en direction du tas de bûches. Il s'en approcha doucement, s'accroupit et le contempla, s'imaginant déjà les brisant avec ses techniques fétiches. Il se releva, et au moment où il s'apprêtait à se saisir d'un de ces petits troncs, il remarqua que les machines n'étaient absolument pas couvertes, son oncle avait oublié de le faire. Il était brave mais respectait trop bien les horaires de travail, Kazuya se résigna donc à s'en occuper à sa place.

« C'est pas possible ça, il me fait ce coup-là à chaque fois, je lui en toucherai un mot la prochaine fois … »

Une fois le travail fait, il estima qu'il était nécessaire de reporter sa séance d'entraînement au lendemain puisqu'il ferait nuit avant qu'il n'ait pu terminer. Cela l'ennuyait un peu, jusqu'à ce qu'il se rappelle de ses filets. Il courra alors dans leur direction pour y découvrir de jolis poissons. Il les sortit des mailles, les vida, et installa un petit feu de camp au bord de l'eau pour les faire cuire. 

Kazuya attisait le petit feu qu'il avait préparé avec soins pour ses poissons fraîchement pêchés. Selon lui, ils étaient presque parfaits, et il s'apprêtait donc à les retirer des flammes lorsqu'il vit une étrange silhouette sortir de nulle part. Il reconnut tout de suite l'énergumène qui s'approchait de lui, il n'y en a pas deux dans le village pour se tenir ainsi. C'était le fameux Kaïto, que tout le clan Mishima connaissait pour sa légère extravagance. Même si Kazuya ne le connaissait pas vraiment, il pouvait le reconnaître sans problème de par son faciès, unique en son genre. 

Le drôle de bonhomme s'approcha, donnant l'air qu'ils se connaissaient. Kazuya le fixait du regard, trouvant sa conduite assez particulière, voir presque grossière tant il prenait ses aises. Néanmoins, le pire se produisit lorsque Kaïto commença à se servir dans le repas de l'héritier. Son sang ne fit qu'un tour, il bouillonnait de l'intérieur. 

«Mmmh… j’ai connu mieux mais ça reste délicieux le poisson lorsque l’on à faim.»



Kazuya avait les yeux ronds comme des billes après ce commentaire, l'individu venait de lui subtiliser sa nourriture, et en prime, il se permettait de critiquer sa cuisson. 

«La cuisine serait une bonne voie tu ne trouves pas ?  »

À peine Kaïto eut-il terminé de prononcer ces mots que Kazuya bondit de sa bûche qui lui servait de siège. Il marcha tranquillement et s'accroupit juste devant le blond, comme pour se mettre à sa hauteur. Son visage était presque celui de quelqu'un de calme, à l'exception de ses artères temporales qui étaient particulièrement saillantes, comme si elles voulaient fuir sa tête.

« T-Tu te R-Rends compte de ce q-que t-tu viens de faire ? »

Kazuya essayait de se contenir tout en parlant, ce qui pouvait le faire bégayer, comme en ce moment même. Il prit alors une grande respiration avant de poursuivre, ce qui lui permit de parler de nouveau normalement.

« Tu peux m'expliquer à quoi tu joues ?! »

En prononçant ces derniers mots, il s'était redressé tout en essayant d'agripper le haut de son interlocuteur et de le lever avec lui.

« Je ne joue pas. A part si tu prends la vie comme un jeu qui en soit et un plein de vue de la vie qui mérite attention. Mais si tu penses que je joues, à quoi tu joues toi ? Ou peut-être à quoi veux-tu jouer si tel est ton désir ? »

Kazuya resta bouche bée devant les propos de son interlocuteur. Malgré ce qu'il savait sur Kaïto, il n'aurait jamais soupçonné que ce dernier ose lui faire un coup pareil. Il se sentait particulièrement gêné par la situation et surtout par la réaction du blondinet. Sa colère suffisait très souvent à calmer les ardeurs de ses petits camarades, sa légère empoignade ayant déjà réglé un bon nombres de ses affaires par le passé. Malheureusement, ici, cela semblait n'avoir aucun effet, il en était même presque déçu. Kaïto semblait insensible aux techniques de persuasion habituellement employées par Kazuya.

Il tint sa position quelques courtes secondes avant de relâcher son interlocuteur, toujours rouge, mais cette fois-ci de gêne. Il ne pouvait se résoudre à frapper quelqu'un qui semble plus proche de la folie que de la raison. Oui, c'est précisément parce qu'il était fou qu'il s'était servi sans demander et qu'il avait critiqué sa cuisine. Tout du moins, Kazuya en était convaincu. Après avoir relâché son étreinte, il semblait comme épuisé, vidé de ses forces par l'intensité de la réaction qu'il eut quelques instants auparavant.

Il retourna alors s'asseoir sur sa bûche, sans prononcer un mot. Après cela, il regarda de haut en bas Kaïto, qui semblait en tout point différent d'Aiden, à l'exception peut-être de leur comportement pour le moins atypique. Totsuka était vraisemblablement peuplé de gens étranges, et même si Kazuya y vit depuis maintenant un paquet d'années, cela ne lui avait jamais vraiment sauté aux yeux.

Quitte à devoir partager sa nourriture, autant que cela serve à quelque chose, et en ce moment, Kazuya voulait être distrait. Comme si rien ne s'était passé, il entama alors un semblant de discussion avec Kaïto.

« T'es sacrément surprenant comme type, c'est la première fois qu'on me fait un discours de ce genre quand je prends quelqu'un par le col. C'est ta stratégie de défense ? Je veux dire, de simuler la folie quand le danger te guette. »

Kazuya était mal à l'aise, se trouvant désormais à côté de Kaïto, qui semblait avoir été élevé par des singes. Malgré son statut, Kazuya n'était pas particulièrement exigeant avec les autres en ce qui concerne les règles de bonne conduite. Par ailleurs, même si son éducation morale avait été rigoureuse, il n'en appliquait pas pour autant la totalité des préceptes, trouvant que certains d'entre eux sont désuets et inadaptés à la vraie vie, loin des temples et des cérémonies. Néanmoins, Kaïto manquait cruellement de manières, et au fond, à ses yeux, il n'était pas bien différent d'un animal, à l'exception près qu'il parlait. Un gentil chien affamé aurait probablement fait pareil, il aurait mangé le poisson et serait venu quémander une petite caresse après son repas. Sa colère était bien loin désormais, peut-être parce qu'il ne saisissait pas totalement la subtilité du curieux personnage.

« Surprenant moi ? Stratégie de défense ? Simuler la folie quand le danger me guette ? Simuler la folie ? Je ne suis pas sûr de comprendre. Il y avait-il là un danger qui me guettait ? Et moi simuler la folie ? Ah ! Ah ! C’est toi qui me parle de folie mais qui t’agites pour du poisson. Ah ! Ah ! Je te trouve bien drôle ! »

Kazuya avait détourné son regard lorsque Kaïto vint s'asseoir à ses côtés, il fixait les braises qui sautaient, semblant vouloir s'échapper du feu d'où elles provenaient. Il réagit à peine à la phrase de Kaïto, et fut surpris de lui-même. En temps normal, une telle insolence ne saurait rester impunie, mais son interlocuteur était assez exceptionnel en son genre et il ne lui en tint pas rigueur. L'attitude de l'individu lui paraissait enfantine, presque empreinte d'innocence, aussi bien dans la gestuelle que dans le mot. Cette sensation de gêne insoutenable disparut alors, comme s'il se retrouvait assis auprès d'un enfant qui ne pouvait se rendre compte du poids des actes et des mots. 

« Toutefois, tu ne devrais pas refaire le geste que t’as fait avec n’importe qui. »

Pour le coup, cette remarque ne le laissa pas de marbre. Un sourire commençait à se dessiner sur son visage, un sourire qui devenait tellement grand qu'on put apercevoir sa dentition impeccable, et lorsque l'on aurait cru qu'il atteignit enfin ses oreilles, il éclata de rire. Son orgueil se manifestait à nouveau. Il s'arrêta de rire, reprit un air sérieux et regarda le ciel qui s'assombrissant à vue d'œil.

« Tu sais, une fois saisi, l'autre ne peut déjà plus rien faire, il est trop tard, et à ce moment-là, je suis le seul juge de son avenir. Si je veux lui briser les côtes, je le peux, si je veux lui casser le bras, je le peux aussi. Dis-toi bien que j'ai été fort sympathique à ton égard, car si tu parviens à te faire un nom un jour, tu seras obligé de penser à moi, simplement parce que ma colère ne s'est pas déchainée sur toi et que je t'ai laissé intègre. »

Kazuya avait des frissons en s'entendant parler, il adorait cette sensation de toute puissance qu'est celle de détenir la vie d'autrui entre ces mains. Il ne faut pas se méprendre, il n'est absolument pas cruel, mais démontrer à tout instant sa puissance le conforte dans le rôle qu'il a à tenir aux sein du Clan. Après s'être remis de cette vive émotion, il commença à s'interroger sur la raison de la présence de Kaïto. Pourquoi trainait-il seul dans les bois à une heure pareille ? Il trouvait ça bien curieux.

« Pourquoi es-tu si loin du village si tard ? Je dois t'avouer que je trouve ça assez surprenant, d'autant plus que tu ne sembles ni préparé ni équipé pour camper … »

« Utilise à bon escient le moment où selon toi tu te trouves en position de force, en position de juger la vie des autres, en position divine. Car ce moment est un moment qui peut courir à sa fin d’une seconde à l’autre.»

Kazuya avait poursuivi sans prêter attention à cette remarque, mais lorsqu'un bref silence prit place entre les deux adolescents, il en vint à réfléchir sur ces mots. Il savait pertinemment que lorsque sa colère prenait le pas sur sa raison, il pouvait devenir incontrôlable, mais jusqu'à maintenant, elle ne le mit presque jamais en danger. Cette rage viscérale pouvait s'éveiller sans crier gare, mais pour autant, elle ne lui avait jamais vraiment nui autrement que socialement.

Par le passé, ce trait de caractère assez particulier le poussa à agir de façon très brutale avec certains de ses camarades, coupant définitivement les ponts qu'ils avaient pu avoir. Néanmoins, il ne fut jamais inquiété physiquement jusqu'à maintenant, comme si cette fureur présentait un instinct très primitif, ramenant Kazuya à un rôle de prédateur, écrasant tout en essayant d'éviter l'écrasement. 

Après une courte introspection, il se rendit compte que cette seconde nature ne se manifesta jamais avec autant de violence auprès des gens qu'il respectait ou qu'il craignait. Le souvenir du combat contre Aiden lui fit l'effet d'une révélation, se souvenant de la rage qu'il éprouvait mais du contrôle qu'il avait réussi à avoir sur elle, sachant les risques qu'il prendrait s'il la laissait s'exprimer pleinement.

Cette courte mais fructueuse réflexion le poussa à reconsidérer la nature de sa colère, qu'il voyait jusqu'alors comme un défaut, mais qui, si elle était entretenue convenablement, pourrait devenir une véritable vertu, outrepassant la crainte et le blocage d'être celui qui frappe en premier. Après quelques instants, il trouva un peu ridicule de vouloir ériger la colère en qualité suprême, cette même colère que son Père avait tant essayé de faire taire à jamais, jusqu'à ce qu'elle refasse surface des suites de son combat contre son cousin, Wakasa. Néanmoins, les propos de Kaïto avait, indirectement, semé un doute dans l'esprit de Kazuya. 

Quelques instants après, Kaïto répondit à la question de Kazuya qui ne fut pas vraiment surpris de sa réponse. Dormir dans les arbres et perdre la notion du temps, cela correspond bien au personnage avec lequel il était en train de discuter. Kazuya eut même un petit sourire, Kaïto n'avait pas seulement été élevé par des singes, mais c'en était peut-être même un lui-même.

L'héritier trouvait la compagnie du bonhomme beaucoup moins gênante qu'au début, presque plaisante, et même si ses manières étaient plus que douteuses, il prenait du plaisir à côtoyer quelqu'un qui ne cache rien, ou tout du moins, qui semble ne rien cacher. À ses yeux, sa spontanéité ne pouvait traduire qu'une grande franchise, et il appréciait beaucoup ce trait qui manque cruellement à une grande partie de l'humanité. Son intérêt pour l'étrange personne ne fut que renforcé lorsqu'il lui demanda son aide.

« Tu veux bien m’aider ? Bien sûr que oui, tant ta générosité est grande envers moi. Quelle suite pourrais-tu donner à ces phrases ?»

Kazuya attendait avec impatience qu'il parle.

« Recroquevillé,
Je dormais dans la douceur des flots

Plongé au plus profond de mes rêves

Je me nourrissais de la caresse des eaux

Mon destin était alors simplement d'accomplir ma trêve»

Il posa ses coudes sur ses genoux fléchis puis prit sa tête avec ses deux mains, comme pour fournir un effort de réflexion des plus intenses. Il s'agissait d'une véritable épreuve pour lui, non pas qu'il soit idiot, mais plutôt parce qu'il n'est pas très friand de poésie. Il considérait que cette discipline était trop dans l'implicite, beaucoup trop dans le non-dit et pas assez directe, tout l'inverse de Kazuya en somme. Toutefois, il se prêta au jeu, comme pour se surmonter un énième fois. Apparemment, la poésie traduit les émotions de celui qui écrit, et donc il appliquait comme il pouvait ce précepte. Il n'avait pas changé de position, et même s'il ne faisait pas particulièrement chaud, on pouvait voir se perler de petites gouttes de sueur tant son esprit était actif. 

Il bondit alors de la bûche, se tourna vers Kaïto et le pointa du doigt, l'autre main sur sa hanche. Il resta ainsi deux petites secondes, le temps de pouvoir se rappeler ce qu'il voulait dire. Il s'interrompit alors et détourna son regard vers le feu qui allait s'éteindre. Cela lui donnait l'opportunité de reformuler deux-trois tournures qu'il trouvait maladroites. Il fit alors quelques pas pour rejoindre la cabane, y entra et ressorti avec du bois qu'il utilisa pour nourrir la flamme.

Kazuya reprit alors la posture qu'il avait quelques instants auparavant.

« Réveillé par l'odeur d'un bon poisson grillé,


Mon estomac l'était de même par cette senteur.


Je bondis alors de ma branche pour le manger,


Dévorer le travail d'un très costaud pêcheur »

Il pencha sa tête légèrement vers la gauche et arbora un grand sourire avant de poursuivre.

« Qu'en penses-tu ? »

Kazuya était assez fier de ses vers, mais il fut assez déçu de son camarade. Il avait espéré de sa part une réaction alambiquée comme il savait si bien les faire. Il souhaitait lui faire prendre la mouche en lui déclamant la raison de la colère qu'il avait eu quelques instants plus tôt, sans réussite. Il garda la position qu'il avait adopté en attendant la réponse de Kaïto, puis il laissa ses deux bras pendre le long de son corps avant de se laisser tomber au pied de la bûche, adossé contre celle-ci, comme éreinté par l'effort qu'il venait de réaliser. Il ne laissa ses yeux entrouverts que pour admirer ce coucher de Soleil qui se réverbérait sur la petite mais tumultueuse rivière en contrebas.

À peine avait-il eu le temps d'adopter une position confortable qu'il entendit un galop en trois temps fendre l'air à travers la clairière. Il se leva aussitôt et se retourna pour observer l'origine de ce vacarme. À n'en pas douter, il s'agissait d'une belle bête que tout gourmet voudrait voir dans son assiette, néanmoins, les pensées de Kazuya n'allaient pas vers son estomac en ce moment. Le curieux animal semblait fuir quelque chose et pour passer juste devant leurs yeux ainsi, il devait s'agir d'un danger imminent. 

Ses yeux ne savaient quoi regarder, Kaïto ou la bête, mais en l'espace d'un instant cette dernière disparue dans les bois laissant place à un silence très étrange. Il observa alors Kaïto du coin de l'œil pour observer sa réaction, tout en restant silencieux. Son regard se porta alors vers la clairière et il y vit une silhouette capée qui semblait ignorer les deux adolescents près du feu. Même si elle était de dos, cette étrange personne, de par sa dégaine, semblait évoquer quelqu'un dans l'esprit de Kazuya, bien qu'il ne parvint pas à lui mettre un nom dessus sur l'instant, en partie à cause de l'obscurité naissante. Néanmoins, la scène qui suivit confirma ses soupçons, lorsqu'il vit la lame dans les mains de l'individu, il n'y avait plus de doutes à ses yeux. À tous les coups, il devait s'agir d'Aiden.

Bien qu'il n'avait pas pu le voir de près, ce tantô l'avait plus ou moins marqué de par le contexte dans lequel il l'avait vu. Combiné avec l'attitude très particulière de l'individu qui s'empressa de tuer la bête, il était convaincu.

Malgré le fait que sa dernière rencontre avec Aiden ne lui laissa pas un bon souvenir et que ce dernier se prêtait à des jeux macabres à deux pas de la scierie, il préféra garder le silence et laissa donc Kaïto s'exprimer à sa place, néanmoins presque à contrecœur. 

« Ce n'est pas mon ami Kaïto, mais je le connais en effet. J'ai d'ailleurs un compte à régler avec lui, une affaire très sérieuse … »

Tout en finissant sa phrase, Kazuya bondit dans la clairière puis courra jusqu'à la lisière de la forêt. Ses longs cheveux bruns n'étaient pas attachés et la brise ambiante venait les déporter sur sa droite, certains venant caresser son visage crispé par la tournure solennelle qu'il voulait donner à la situation. Il était toujours à plusieurs mètres d'Aiden, distance qu'il trouvait convenable de conserver en attendant sa réaction. Ses deux pieds faisaient face à lui avant que son droit ne s'avance et que son bras homolatéral ne se lève. Son index pointait avec détermination l'individu qui voulait s'enfuir avec sa prise.

« Tu viens chasser ici, chez moi, et tu ne comptes même pas partager ta viande ?! Mange avec nous ! »

Kazuya s'arrêta un moment pour prendre une grande inspiration. Il en avait grand besoin, sachant ce qu'il s'apprêtait à dire. Son coeur battait à une allure phénoménale et tambourinait toute sa cage thoracique, laissant presque croire qu'il voulait s'extraire de son médiastin. L'héritier ne savait pas lui-même si cette vive émotion qu'il ressentait était de l'anxiété ou le paroxysme du plaisir, peut-être était-ce les deux simultanément. Avant de se perdre dans ses pensées, il poursuivit.

« Mange avec nous, et demain nous règlerons l'affaire que nous avons laissé en suspens la dernière fois. Tu combattras avec ton tantô et je ne retiendrai pas mes coups … nous aurons le véritable entraînement que nous désirions tous deux, et l'un d'entre nous en sortira définitivement vainqueur ! »

En l'espace d'une demi-seconde, il s'imagina le combat époustouflant qu'il allait vivre demain. Il en était sûr désormais, ce n'était pas de l'anxiété mais bel et bien une véritable jubilation à l'idée de pouvoir laisser s'exprimer sa fureur sur un adversaire à sa taille. Se mesurer de nouveau à Aiden était presque devenu une obsession tant il fut déçu de la tournure de son précédent combat. Pour Kazuya, ce moment était donc une occasion en or qu'il se devait de saisir.

Kazuya n'était pas particulièrement physionomiste et donc il apprit avec le temps à reconnaître les gens par leur traits particuliers, c'est ainsi qu'il avait reconnu Kaïto, et c'est ainsi qu'il reconnut Shin. Ses peintures caractéristiques étaient suffisantes pour le distinguer au sein des Genins du village, même si Kazuya ne lui avait vraiment jamais adressé la parole. À vrai dire, il ne le considérait pas vraiment comme un adversaire à sa hauteur, mais son code de l'honneur imposait qu'il réponde présent à un duel, peu importe les circonstances. Néanmoins il ne lui répondit pas sur l'instant, son esprit en ce moment était toujours tourné vers l'insolence incarnée, Aiden. Quelle genre de créature oserait lui répondre ainsi sans craindre son courroux dévastateur. Si les arbres de la forêt avaient des jambes, ils se seraient probablement enfuis bien loin, de peur de devenir le défouloir de Kazuya. 

À ce moment-là, la colère ne vint même pas, il s'agissait plutôt d'un profond dégoût. Il avait horreur des lâches, ces malheureux qui ne répondent à aucun code, à aucune loi qui leur est supérieure, celle tracée par le devoir que chacun se doit de respecter s'il ne veut pas vivre dans la honte. Le refus d'Aiden avait fait l'effet d'un choc. Bien que tout les différencie, il était persuadé qu'il adhérait à un code moral infaillible, ce qui aurait, en partie, expliqué son talent et la rigueur de l'entraînement dont il avait pu brièvement assister. Son ressentiment allait au-delà de la simple déception, il ne s'agissait pas d'une simple invitation à aller jouer ensemble, mais bel et bien d'un duel entre shinobis de talent. Aiden avait perdu la place privilégiée qu'il occupait dans l'esprit de Kazuya, celle du rival à battre, il était simplement devenu un nom sur la fameuse liste qu'il cachait dans sa chambre. 

Kazuya faisait toujours face à Aiden lorsque Shin prit la parole. Il avait conservé sa position de longues secondes, laissant un silence pesant dans les environs. Il détourna son regard avec dédain, puis fixa alors celui qui venait de relever le défi, bien qu'il ne lui était pas adressé. La brise avait disparu et ses cheveux retombèrent, néanmoins son regard ne changea pas. Il était toujours emprunt de cette même détermination qui l'animait lorsqu'il invita Aiden en duel.

« J'espère que tu sais dans quoi tu t'embarques, tu donneras tout ce que tu as et moi aussi, je ne ferai pas de quartier par simple respect pour ta personne. Si tu le veux toujours, nous combattrons maintenant, dans cette clairière. »

Kazuya ne réagit pas à l'action surprenante de Shin visant à le toucher. Bien qu'il ne soit ni pudique ni puritain, un quelconque contact physique de son adversaire dans de telles circonstances l'aurait néanmoins surpris. Son esprit était bien trop occupé, toujours tourné vers Aiden. Il avait à peine écouté les derniers propos de Shin, non pas par pur désintérêt, mais plutôt par les conséquences de la stupéfaction qu'il ressentit précédemment à cause d'Aiden. Malgré tout, il était prêt à rétamer quiconque venait le défier. Il sentait monter en lui toute sa hargne, toute sa rage.

Néanmoins, le vertige la gagna réellement suite aux propos d'Aiden. Le vertige de l'enivrement. Kazuya était saoul de ce qu'il ressentait à cet instant, un subtil mélange de rancœur, de joie et de détermination. Il sut qu'à ce moment même cette sensation dépassait de loin son colère en terme d'intensité. Bien qu'il savait que ce combat serait inégal, flanquer une correction exemplaire à quelqu'un d'aussi méprisable le rendait totalement fou. Chaque instant serait un moment de jubilation absolue, sachant que le moindre geste de l'adversaire serait vain, et que dans le pire des cas, il ne retarderait que l'inéluctable, une défaite cuisante. 

Jusqu'à maintenant, Aiden ne semblait avoir que très peu de failles, mais il venait de présenter sa terrible arrogance. Cette dernière allait le perdre à coup sûr, et Kazuya voulait être l'acteur majeur de cette raclée qui s'annonçait.

« Mon corps ne sait plus s'il doit ressentir de la colère ou de la pitié à ton égard, tant tes propos sont à la fois insultants et ridicules. Je t'aurais bien ridiculisé seul, mais il semble que tu veuilles un lynchage collectif. Soit. Tu l'auras, et je peux t'assurer que tu le raconteras en détail à ta descendance tant ce sera marquant. »

En ce moment même, Kazuya faisait face à Aiden. Ses cheveux bruns flottaient de nouveau par la brise, qui semblait dotée de conscience, venant de comprendre la situation épique à laquelle elle assisterait. Son corps était raide comme la justice, ses poings serrés le long de son corps, ne prenant même pas la peine de pointer du doigt son nouvel adversaire. La situation actuelle lui plaisait beaucoup. Il se dirigea alors vers le centre de la clairière, en attendant un signe de ses nouveaux camarades pour entamer ce fameux combat.